Auteur : Victor Hugo
Date : 1832
Inspiration : L’apprentissage de la volupté par Euphrasie Fauchelevent (dite Cosette)
Genre : Pastiche osé
Titres : Un homme, sa fille et leur vocation
Comment de fillette on devient amante
Mise en contexte du pastiche
Pas facile d’oser toucher à tel colossal ouvrage. Comment imaginer ajouter un étage à la Tour Eiffel ? Qui oserait risquer sa rectrice de moineau derrière l’immense plume d’oie d’Hugo ? Il fallait une fameuse dose de culot et d’inconscience pour s’aventurer dans la chambre à coucher des créatures du maître quand lui-même avait émis l’interdiction qu’on y pensât.
Et pourtant… Et pourtant Monsieur Hugo vous en êtes bien un autre, fors tout le respect que nous vous portons, qui prend joliment ses lecteurs pour de méchants gamins à qui l’on ne peut tout raconter. Déjà que l’on ne sait rien de la vie sexuelle de Javert ou de Valjean, dont on suit pourtant l’existence sur quasiment cinq décennies, voilà que vous ne nous narrez rien non plus des ébats conjugaux de Cosette et Marius.
Ces deux « anges » que vous nous avez si exhaustivement décrits à leur descente sur terre, vous ne nous les montrez plus à l’heure où, comme tout un chacun, ils forniquent et se donnent de la joie. Cela se passa, nous dites-vous, le 16 février 1833, une nuit de carnaval à Paris, à la date même où Juliette Drouet, le grand amour de votre vie, se donna pour la première fois à vous.
Nous laisserons le voile jeté sur cette nuit de noces. Certes, en cela, nous respectons votre volonté, mais, avouons que trouver l’endroit de votre description du mariage et de son lendemain où situer des « pages manquantes » pour – excusez-nous du cru – parler un peu « cul », relevait de la mission parfaitement impossible. Vingt-deux pages d’une densité littéraire qui n’appartient qu’à vous séparent les mots « les mariés disparurent » du retour « radieux » de Cosette dans l’histoire. Impossible de détricoter votre narration pour y ajouter nos salées nigauderies.
Deux problèmes pour le laborieux pasticheur : où situer son intervention et que dire qui s’insère dans l’histoire telle que contée par le maître ? Intenses cogitations du plumitif qui réfléchit et finit par trouver un étroit filon : comment expliquer que Cosette et Marius, deux novices notoires en matière de sexe, puissent à ce point réussir leur commun dépucelage ? Ces premières nuits nuptiales de jeunes gens sans aucune connaissance ni préparation en matière d’éducation sexuelle, qui oserait affirmer qu’elles fussent toutes couronnées de succès ? Pas sûr que l’improvisation à l’heure de déflorer une adolescente innocente soit la clef de la réussite de l’aventure. Difficile de réussir ses coups d’essais lorsque l’on est totalement ignare dans l’art à pratiquer.
Qui aura enseigné à Marius comment s’y prendre pour que, le lendemain à son réveil, Cosette fût aussi « admirablement décoiffée, […] les paupières encore gonflées de sommeil » […] « radieuse […] avec dans les yeux comme des échappées de paradis » ? Qui aura avisé Cosette d’agir de telle façon que son mari, le même matin, se présentât à Valjean « la tête haute, la bouche riante, on ne sait quelle lumière sur le visage, le front épanoui, l’œil triomphant. » ? Et le connaisseur en nuits d’amour qu’était Hugo de nous préciser : « Lui non plus n’avait pas dormi. » Peut-on mieux laisser entendre que les deux jeunes mariés avaient réussi leur(s) coup(s) ?
Qui des amants du 16 février a su, de main (?) de maître, mener l’autre et finalement les deux à la découverte du plaisir et à sa consommation réussie ? Marius, puceau, orphelin, solitaire, dont les anciens amis ne parlaient que de politique, sortant de six mois de convalescence, claquemuré dans le salon de son grand-père ? Douteux, non ? Alors ? Une seule explication, mais oui, il fallait que ce fût la douce et virginale Cosette. Il nous appert que Mlle Euphrasie Fauchelevent savait pertinemment ce qu’il convenait qu’ils fissent, elle et son dépuceleur, quand ils se retrouvèrent nus l’un pour l’autre en cette nuit d’amour. Mais comment la vierge aux yeux bleu céleste avait-elle pu se familiariser avec ces choses ? La jeune fille n’a pas connu de mère pour lui parler à l’oreille à l’éveil de ses sens et ce ne sont pas les couvents de religieuses qui démystifiaient les plaisirs du sexe aux fillettes qu’ils éduquaient. Comment imaginer que le terrible et sombre Jean Valjean, qui n’a jamais de sa vie « eu le temps d’être amoureux », bref un puceau lui-même1, ait envisagé et pu tenir Cosette prévenue des bons usages de nouveaux mariés au soir de leurs noces ?
Il fallait une explication. Il convenait, pour tenter de comprendre le mystère, de chercher, de trouver et d’exposer le chemin de l’apprentissage de la jeune femme là où il commence. Des pages manquaient dans cette histoire bien avant que l’on en arrivât à la nuit nuptiale.
Mais on n’entre pas n’importe comment dans les plates-bandes du Maître, fut-ce pour y simplement planter quelques fleurs vénéneuses. Le lecteur voudra bien nous excuser des détours que nous allons prendre pour parvenir à nos fins. Désolé envers ceux pour qui cette entrée en matière paraîtra fastidieuse, mais un petit peu de culture – ici médicale – ne devrait pas trop nuire. Hugo, là encore, nous a servi de modèle. Qu’on se le dise, nous sommes aussi rigoureux quant à la vérité historique de ce que nous avançons sur la médecine française sous l’époque révolutionnaire que notre modèle lui-même lorsqu’il nous convie aux cloîtres des couvents ou dans les égouts parisiens.
Êtes-vous prête, Cosette ? Allons-y.
Il faut épousseter de temps en temps les statues éternelles. »
Jean Giraudoux
LES MISÉRABLES
(Avec nos excuses à Victor Hugo)
Abandon du texte à : Jean Valjean garda le silence2.
Nous proposons un « livre cinquième bis », intitulé « L’apprentissage amoureux de Cosette », intercalé entre le cinquième « le petit-fils et le grand-père » et le sixième « La nuit blanche », de la cinquième partie, JEAN VALJEAN.
AJOUT
UN HOMME, SA FILLE ET LEUR VOCATION
La science médicale de l’anatomie n’est, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, qu’un répertoire brouillon de connaissances pragmatiques et d’observations plus ou moins complémentaires, parfois contradictoires, accumulées çà et là par des docteurs régents, chirurgiens militaires, chirurgiens de robe longue, barbiers-chirurgiens, démonstrateurs en chirurgie, d’authentiques docteurs de facultés de médecine et quelques apothicaires et charlatans fils de leurs œuvres. Notre société doit à un immense médecin physiologiste parisien d’avoir mis de l’ordre dans ce capharnaüm en établissant scientifiquement la composition de l’organisme humain par un ensemble complexe de tissus dont il définit la nomenclature.
Mort à 30 ans, cinq mois presque jour pour jour après la naissance du narrateur de cette grave et sombre histoire, l’éminent biologiste s’appelait Marie François Xavier Bichat. Il est au petit nombre de ces hommes immenses qui repoussent les bornes du savoir universel et font avancer les civilisations. En quelques années de recherche, au terme d’une véritable « course contre le temps », Bichat a doté le monde de quatre ouvrages fondamentaux qui sont aujourd’hui des piliers de notre médecine moderne.
Le décès du docteur de l’Hôtel-Dieu fut souligné à Napoléon par l’un des élèves du savant, Jean-Nicolas Corvisart des Marets, le médecin personnel du futur empereur qui lui écrivit : « Personne en si peu de temps n’a fait autant de choses et si bien ». Le jeune premier consul eût pu répondre : « Si ! Moi ! » Il s’en garda et c’est à son honneur. C’est lui qui ordonna l’érection de la première statue de Bichat pour honorer la mémoire de l’illustre médecin que la France venait de perdre.
La vie a parfois de ces grotesques mesquineries qui rappellent brutalement à l’homme le rang où Dieu a voulu qu’il fût dans l’univers, celui du ver ou de la fourmi. La mort fut impatiente de faire un martyr de ce génie qui prétendait pénétrer dans la profondeur de ses mystères. L’anatomiste d’exception, père lumineux de son domaine scientifique, meurt des suites d’une piqûre anatomique qu’il s’est infligée en disséquant un cadavre. On dit qu’il pratiqua 600 autopsies durant sa courte vie de chercheur. La médecine avance ainsi par le savoir péniblement arraché aux entrailles de ceux qu’elle n’a pu soigner. À Paris, on disséquait dans tous les hôpitaux, faisant de la métropole de l’époque la capitale mondiale du cadavre. Les condamnés à mort étaient aussi, à cet égard, de dociles partenaires de la science. L’histoire dit que l’on amenait les corps des suppliciés de la justice révolutionnaire au Grand Hospice d’Humanité, l’ancêtre de notre Hôtel Dieu. L’entente conclue par les gens de Bichat avec les exécuteurs aux bois patibulaires stipulait que les guillotinés et leur tête fussent livrés à l’hospice moins d’une heure après leur exécution en place publique. Las, le Directoire et la Convention tuent nettement moins que le Comité de Salut public qui les précéda et cet approvisionnement en chairs mortes ne suffit pas à Bichat, un bourreau… de travail. Ses proches racontent que, pressentant sa fin prochaine et bousculé par l’urgence de terminer son œuvre, il lui arrivait fréquemment de dormir sur un grabat, dans sa salle d’autopsie, entre deux dissections. À ce rythme, on ne meurt plus assez autour de lui. Alors la nuit, le professeur s’emploie, en graissant la patte de gardiens, à récupérer, dans les cimetières de la capitale et de la banlieue, des dépouilles un peu moins fraîches.
Un soir, près du cimetière de Saint-Roch, des officiers de police arrêtent une antique carriole bringuebalant sur la chaussée d’Antin en route vers l’île de la Cité3. L’anatomiste et deux de ses élèves sont interpelés en possession de six cadavres ! L’un des adjoints s’appelle René Laennec, ce sera l’inventeur quelques années plus tard du stéthoscope, un autre père et héros de la médecine moderne. Aux interrogations des policiers, l’autre élève arrêté se présentera sous le nom de Jean-Baptiste Clément Desruisseaux. C’est l’homme qui nous intéresse dans cette histoire.
Le « bon docteur Desruisseaux », comme on l’appelait au début du siècle dans le quartier du Temple, était de ce type de médecin totalement dédié à son art en véritable dispensateur du feu sacré de la vie et des forces secrètes de la nature. Ce serf de l’humanité vivait pour les autres et non pour lui-même. Pas de douce quiétude, pas de longs repos bienfaisants, quand on a été dressé au sacerdoce médical à l’école d’un père aussi exigeant que vénéré et par Xavier Bichat, exemple absolu, emblématique, du don de soi à la science. On se doit sans penser, sans compter le jour et la nuit, à quiconque réclame vos soins. L’homme était grave sans austérité, fier sans hauteur, calme de visage, doux du regard, généreux de son savoir, professant que la confiance des malades dans la capacité de leur médecin à les sauver était un élément déterminant de leur guérison.
À l’origine de toute vocation comme à celle des plus grandes hontes, on rencontre l’influence parentale. Le père du bon docteur – comme le grand-père, du reste – était lui-même médecin formé aux armées royales et sa mère, en chrétienne vivant intensément sa foi, consacrait tous ses temps libres à visiter les malades les plus pauvres de son mari qu’elle aidait de sa sollicitude et de sa générosité hors du commun. Enfant, Jean-Baptiste Clément accompagnait cette femme dans ses visites de charité, adolescent, il collait aux basques de son père devenu chirurgien à l’Hôtel-Dieu, jeune adulte, il avait suivi avec passion l’enseignement de Bichat dont il avait été l’un des meilleurs élèves. L’homme avait trois enfants au moment où nous nous intéressons à lui, deux garçons et leur aînée, une fille prénommée Clotilde. Les pommes tombant sous les pommiers, les garçons, brillants élèves de la nouvelle Faculté de médecine de Paris, seraient bientôt docteurs comme leur père. La fille, tout aussi savante qu’eux, ne le serait pas, la loi interdisant à l’époque, comme elle s’y oppose toujours de nos jours, que les femmes exerçassent la médecine. Et c’était là grande injustice au jugement du docteur Desruisseaux qui avait éduqué et convaincu par l’exemple ses trois enfants sans aucune distinction de genre.
Combien de temps nos sociétés auront-elles la bêtise incongrue de repousser la participation des femmes à l’exercice de la plus noble profession qui soit ? J’en entends d’ici affirmer qu’une jeune fille devenue médecin renoncerait à tout ce qui la distingue comme femme, sa sensibilité, sa timidité, sa pudeur ; qu’endurcie par les rigueurs de sa tâche, elle perdrait son charme et ne pourrait prétendre être bonne épouse et bonne mère. Que l’on entende bien ici notre pensée et qu’on y réfléchisse : de telles affirmations nous semblent sornettes et balivernes. Que l’on ne se méprenne pas sur notre jugement, nous ne nions pas ici qu’une femme se doive à son époux et à ses enfants. Mais nous souhaitons le jour proche où les filles verront s’ouvrir devant elles les portes des écoles de médecine. La science médicale n’en sera que meilleure, nous le croyons profondément.
Clotilde Desruisseaux ne se prétendait pas docteur, mais, en fille chérie de son père, avait énormément appris de lui. Elle manifestait des aptitudes et témoignait de connaissances en médecine que plusieurs praticiens sortis des écoles et forts de leur science nouvelle, ne maitrisaient pas aussi bien qu’elle le faisait en ayant simplement côtoyé le bon docteur. Jeune femme d’une intelligence bien au-dessus de la moyenne, différente des autres, en avance sur son siècle à de nombreux égards, elle vivait dans une étroite complicité avec son père, son unique confident depuis la mort de la mère à la naissance du dernier garçon Desruisseaux. Peu soucieuse de se marier et de fonder une famille, d’un naturel aussi secret que curieux, elle accompagnait très souvent le médecin dans ses visites et, sans titre, sans rémunération et sans autre motivation que cette soif propre à sa famille de servir et d’être utile, elle vivait nombre de situations où l’urgence exigeait qu’elle servît d’assistante à son père.
Cette nuit de juin 1832, quand le valet de leurs voisins Gillenormand vint cogner à leur huis de la rue des Filles du Calvaire pour demander l’aide urgente du docteur, c’est elle qui l’accueillit à leur porte, elle qui réveilla son père qui venait de se coucher, elle encore qui lui prépara, en plus de sa trousse de chirurgie, la grosse valise de soins qu’il prenait dans ses visites des cas les plus graves. Le trapu domestique essoufflé et affolé que le lecteur de cette histoire connait sous le nom de Basque, décrivait en gesticulant une situation alarmante impliquant un jeune homme très gravement accidenté et couvert de sang. Clotilde rajouta dans le bagage paternel tout ce que la maison possédait de charpies, galettes d’ouate, bandes à pansement, lotions chlorurées et onguents.
On parlait d’un demi-mort souffrant de lésions innombrables ; le docteur ne demanda pas la raison de ces blessures et s’habilla dans la minute. Sa fille lui proposa de l’accompagner, ce qu’il refusa, hésitant à la mettre au contact du mourant, préoccupé par l’origine des blessures du malheureux. Paris était alors en état d’insurrection et le gouvernement exigeait des comptes des médecins qui soignaient des insurgés que le pouvoir voulait juger comme criminels. Le médecin ignorait bien qui pût être ce blessé connu du vieux Gillenormand, un grand bourgeois chez qui, en quelques années de voisinage, il n’avait jamais constaté la présence d’un adolescent. Pas de chance à prendre en associant Clotilde à cette première visite.
Une heure plus tard, le docteur envoyait Basque chercher sa fille. Les probabilités de ramener le mourant à la vie apparaissaient aléatoires, le travail à faire sur le corps tuméfié, lacéré, brisé paraissait aussi considérable qu’incertain. Le docteur Desruisseaux avait besoin d’aide pour sauver la vie d’un jeune baron du nom de Marius Pontmercy.
COMMENT DE FILLETTE ON DEVIENT AMANTE
Clotilde Desruisseaux resta toute cette première nuit-là en assistance à son père au chevet du mourant. Elle allait s’y établir à résidence pendant les six mois suivants jusqu’à ce que le médecin estimât que le convalescent pouvait se passer de soins constants.
On prépara pour la fille du bon docteur un coin du salon de Monsieur Gillenormand où le blessé gisait dans un lit de sangle. Derrière un paravent, Basque installa le canapé qui avait accueilli Marius agonisant, avec une table de nuit, une chaise, un petit bureau d’acajou et une lampe sortis de la chambre voisine du maître des lieux. Pendant plusieurs semaines, le docteur Desruisseaux passa tous les jours voir le grand blessé, restant à son chevet des heures durant, surtout pendant l’été crucial de 1832. En septembre, le médecin déclara que le jeune homme était sauvé. À l’automne, ses visites quotidiennes furent plus courtes. En novembre, il ne vint plus qu’aux semaines. À la mi-décembre, Marius presque remis sur pied, Clotilde quitta sa garde et revint dans la maison paternelle.
Un blessé grabataire, impotent, inconscient, délirant demande des soins permanents d’hygiène, suivi des plaies, changement des pansements, assistance à l’alimentation, une tâche de tous les instants que le médecin confia pour l’essentiel à sa fille, gardant pour lui le traitement des blessures profondes dont Marius souffrait à la poitrine et à l’épaule et s’assurant du contrôle de son état général. Clotilde s’occupa du blessé entre vie et mort à la façon dont une mère veille, nettoie et nourrit un bébé naissant. Quand pour la première fois Marius prit conscience de la situation où il se trouvait, trois semaines s’étaient écoulées depuis la nuit tragique où il avait de si peu échappé à la mort prenant tous ses amis. Une après-midi d’orage où la moite chaleur l’avait tiré de sa mortelle somnolence, il ouvrit les yeux dans la demi-obscurité où le médecin exigeait qu’il fût tenu et se découvrit dénudé sur sa couche, des pansements couvrant presque totalement sa poitrine. Une sensation de fraîcheur lui montait des jambes. Il voulut lever la tête mais de vives douleurs au cou lui firent retomber la nuque sur son oreiller. Quand même, il avait eu le temps de voir qu’une femme en long tablier pareil à ceux des blanchisseuses se penchait sur ses cuisses amaigries en le nettoyant au savon du nombril aux orteils. Il voulut s’insurger devant cette agression de son intimité, mais se découvrit incapable de bouger ni d’articuler un seul mot. Plus tard, lors d’une des rares fois où elle répondrait à ses questions, l’inconnue à son chevet dira s’appeler Clotilde et lui expliquera que les drogues puissantes qu’elle lui administrait sous les ordres du médecin, son père, avaient pour effet premier de lui éviter de souffrir et pour conséquence seconde de ralentir jusqu’à parfois les geler toutes ses autres fonctions motrices.
Ce jour-là, conscient de l’état lamentable où il végétait, Marius, un cœur pourtant si fier, pleura sans retenue. Clotilde ne pouvait pas ne pas s’en apercevoir. Elle n’eut pas le moindre geste pour le consoler. Grande et élancée quoique solidement charpentée d’épaules, elle pouvait avoir entre trente-cinq et quarante ans. Ses yeux étonnaient par leur noir du plus profond. Ses traits réguliers, sévères, sans attrait particulier eussent pu paraitre avenants si elle avait souri, mais elle ne souriait pas. Marius, au terme des semaines et des mois qu’ils allaient passer ensemble, n’aurait su dire si ses cheveux étaient plats ou frisés, longs ou courts, ni même leur couleur. Elle les dissimulait sous un foulard bleu ciel à trois pointes, lui couvrant les oreilles et noué sous le menton, qu’elle portait même par les journées de chaleur intense. Ces jours- là comme les autres, la nuit comme le jour, elle ne se présentait jamais à son patient que sous d’amples vêtements la couvrant du menton aux chevilles et masquant les formes de son corps aussi efficacement qu’une grosse toile de bâche cache un canon. Elle ne parlait guère, l’esprit préoccupé par les soins qu’elle prodiguait à l’invalide dont son père lui confiait la garde. C’était Marius Pontmercy, c’eût pu être un autre. Qu’elle l’aidât à se vider dans un plat vase de nuit qu’elle glissait sous ses reins, qu’elle le nourrît à la cuiller des purées de Nicolette, qu’elle le lavât, le peignât ou lui coupât les ongles, elle gardait le silence, l’air absorbé et réfléchi, dans un curieux mélange d’attention et d’indifférence. Elle agissait comme si elle eût voulu que Marius ne sentît pas sa présence, comme si elle n’était qu’une espèce de machine insensible dont seules la survie du blessé et sa guérison justifiaient l’existence. On ne l’entendait pas, on ne la voyait pas, on n’avait conscience d’elle que lorsque son père venait en visite dans le salon des Gillenormand et auscultait l’estropié. Alors, les deux, le médecin et sa fille, s’entretenaient en longs conciliabules chuchotés que personne eux mis à part n’entendait. Et au fil de ces semaines et de ces mois de soins, la santé de Marius s’améliorait.
Ce jour du début de novembre où la fiancée du blessé et un homme aux cheveux blancs qui ne pouvait qu’être son père entrèrent pour la première fois dans le salon où Marius reposait, Clotilde était là, dans l’ombre. Retirée, personne ne lui prêtant la moindre attention, elle avait observé avec une curiosité rare chez elle les retrouvailles des deux amoureux, le regard aimanté par la beauté virginale et lumineuse de cette toute jeune fille aux yeux d’un bleu profond dont elle savait le nom un peu godiche de Cosette sans qu’elle lui ait été présentée. L’avait-elle entendu murmuré, appelé, pleuré, crié ce nom-là par son grabataire agonisant du premier jour où elle s’était présentée à son chevet ! Ainsi ce joli brin de fille était la flamme du miraculé arraché à la mort, ma foi, se dit Clotilde, pour une rare fois attendrie, il eût pu plus mal choisir. La ravissante Cosette fut vite auprès du fauteuil de convalescence de son révolutionnaire amoché et, avançant timidement sa main vers celle du garçon, les yeux dans ses yeux, se mit à pérorer à sa seule intention de chantants chuchotements d’adolescente bien inaudibles au reste de l’assistance. Le rescapé en robe de chambre ne savait que bégayer sottement « mon ange, mon ange ». Les deux semblaient si candides, si purs. Leurs doigts se frôlaient sans qu’ils osassent se serrer vraiment les mains. On eût dit des enfants interdits devant un gâteau d’anniversaire hésitant à souffler les bougies. La scène était à la fois puérile et touchante. La tante de Marius, une vieille fille aigrie et hautaine à qui Clotilde n’avait jamais adressé la parole, considérait sans grande aménité les amoureux, la mine contrariée. Les valets assignés à cette partie de la maison, Basque et Nicolette, surpris, curieux, suivaient du regard les uns et les autres.
Pendant quelques instants on n’entendit que cette musique de fond du doux babil de l’amoureuse. Ennemi du silence et de l’inertie, le grand-père Gillenormand y alla de quelques pitreries de son cru et Clotilde qui connaissait ce drôle de vieil oiseau, se désintéressa de lui pour observer l’homme aux cheveux blancs strictement vêtu de noir qui tenait le bras de Cosette à son entrée dans le salon. Le vieillard à carrure imposante était resté au seuil de la porte, les mains dans le dos, calme, presque désintéressé, comme si l’émouvante scène se déroulant sous ses yeux ne le concernait pas. Figé comme un marbre sombre, l’œil sur le couple, son visage n’affichait aucune expression particulière. Soucieuse de laisser l’assemblée à ses histoires de famille, la fille du médecin se recula lentement vers le paravent qui isolait son coin à elle dans la pièce. Nul ne sembla s’apercevoir de sa retraite sinon le père de la jeune fille qui, juste au moment où elle disparaissait, lui lança un regard d’aigle sans presque bouger le cou. Cet homme-là, se dit cette intuitive, n’est pas un chrétien ordinaire. Il y a en lui quelque chose de dur et de sauvage. Je n’aimerais pas être son ennemie.
L’austère barbon et le si joli tendron, ce couple père-fille tellement différent de celui qu’elle formait elle-même avec le docteur, Clotilde l’avait vu quotidiennement chez les Gillenormand jusqu’à son retour chez elle quelques jours avant Noël. Leur rituel était toujours le même. L’adolescente – avait-elle dix-huit ans ? doutait Clotilde –, un vrai pinson, allait virevoltant s’assoir avec grâce près de la chaise longue de son amoureux, tandis que son chaperon de père s’installait dans un fauteuil disposé à son intention près de la porte et semblait s’abîmer dans quelque lecture. Et que je te parle, et que je te prends la main, garçon que j’adore, et que mes joues rosissent quand je te regarde dans les yeux ! Et que je te raconte d’insignifiantes historiettes truffées de mots tendres. La suprême demoiselle enflammée, transfigurée par la passion, vibrait de bonheur, d’excitation et d’une envie d’amour qu’il lui était à l’évidence impossible de contenir dans la stricte attitude d’une fiancée en visite de courtoisie. Le désir envahissait le salon où la mort n’avait su s’établir. L’appétit de tendresse des deux tourtereaux, leur palpable complicité amoureuse, l’évidence de leur attirance l’un pour l’autre s’étalaient impérieusement, sans retenue, provocants, irrépressibles, s’insinuant dans les moindres recoins de l’espace. Rien ne retiendrait désormais ces deux-là de se prendre, de se donner, de se posséder. Même une femme aussi peu sensible aux émois des autres que pouvait l’être Clotilde Desruisseaux se sentait étrangère, déplacée, presque indésirable à leurs côtés tant ils se montraient comblés l’un comme l’autre par leur seule présence.
Parfois, à l’occasion de soins intimes nécessitant qu’elle fût seule avec le patient, la presque médecin exigeait qu’on les laissât un moment. Marius, accoutumé et résigné à cette obéissance, se laissait faire sans manifester d’humeur, comme un étalon dompté. Le vieux monsieur aux cheveux blancs quittait la pièce avant même que Clotilde ait fini d’exprimer le souhait qu’il s’en allât. Cosette, elle, affichait lors de telles situations l’image absolue du malheur, la détresse ineffable d’une noyée perdant contact avec l’air. Elle avait la larme facile, le teint bref à pâlir. Son visage attendrissant passait de la joie à la peine aussi vite que celui d’un enfant de deux ans que l’on séparerait brutalement de sa mère. Enfants, ces deux-là l’étaient encore : elle, bien sûr, dans sa candeur, son innocence, sa confiance en demain, mais lui aussi, droit, loyal, honnête, mais encore si faible dans son corps d’homme à peine revenu de l’enfer. Et Clotilde, qui pensait à ce jeune couple beaucoup plus qu’elle ne l’avait jamais fait pour d’autres patients de son père, devenait songeuse, souvent inquiète en constatant leur pureté aussi bien que la force de leur amour. On parlait mariage dans la maison. Les deux anges seraient l’un à l’autre au début février, comprit-elle. Elle pensa qu’il lui fallait s’ouvrir à son père de réflexions qu’elle se faisait et qui troublaient son sommeil qu’elle avait fort léger.
Une journée du début janvier où M. Fauchelevent chaperonnait Cosette au chevet de Marius, le bon docteur en fin de visite l’aborda en lui demandant un entretien privé. Les deux hommes firent quelques pas ensemble dans la rue des Filles du Calvaire, marchant ainsi jusqu’à la porte presque voisine des Desruisseaux. Le médecin avait une demande à formuler. Soigner Marius avait réduit à néant son abondante réserve de charpies et de bandes pour pansements. Il lui fallait la reconstituer au plus vite. Monsieur Fauchelevent proposa d’assumer tous les coûts relatifs à un éventuel achat. Le docteur déclina cette offre. Une de ses riches patientes venait de décéder en lui laissant une pleine armoire de draps de qualité qu’il s’agissait maintenant de déchiqueter en étoupe et morceaux divers. Sa fille prendrait en charge l’essentiel du long et fastidieux travail et le docteur souhaitait qu’on l’aidât. Il n’ignorait pas que Mlle Fauchelevent s’y connaissait en production de charpie pour avoir généreusement contribué à l’approvisionnement en pansements du blessé Marius. Accepterait-elle, avec l’autorisation de son père, de différer un peu de son temps pour aider Clotilde ? Le médecin évaluait ce travail à quelque dix demi-journées à cheval sur janvier et février. Cosette aurait tout le temps voulu pour se préparer ensuite à ses noces.
Monsieur Fauchelevent donna son accord sur le champ, assurant que sa fille se ferait un devoir et une joie d’apporter son assistance aux sauveurs de son fiancé. Lui, son père, l’amènerait chaque jour en début d’après-midi, quitte à écourter leurs visites à Marius. Il reviendrait la chercher avant le souper. Le docteur remercia avec un large sourire où d’aucuns, plus attentifs aux humeurs d’autrui que ne le serait jamais Jean Valjean, eussent pu détecter une pointe de bonhommie matoise. Allons, se disait-il, j’aurai mes pansements et Clotilde se félicitera de l’efficacité de son père.
Cosette était bonne et généreuse. Comme son père l’avait supputé elle accepta d’emblée l’idée de rendre service à ces gens qui avaient tant fait pour Marius. Deux points l’ennuyaient en accédant à la demande. Elle verrait moins Marius et en était navrée. Elle redoutait encore de s’ennuyer avec la revêche gardienne du chevet de son fiancé. Elles s’étaient souvent croisées dans le salon des Gillenormand sans avoir jamais jugé bon, elle trop timide, l’autre apparemment indifférente, de se présenter. Cette femme qui connaissait de si près Marius lui inspirait méfiance, voire jalousie. Son attitude fermée et dédaigneuse intimidait Cosette.
Trois semaines plus tard, les deux jeunes femmes effilochaient ensemble du drap dans la chambre de Clotilde, une petite pièce surchauffée par un poêle de fonte. On y mourait de chaleur et les deux vaquaient en robes légères, comme si l’on eût été en plein juillet. Clotilde avait même enlevé son foulard, découvrant des cheveux châtains et raides coupés courts comme ceux d’un garçon.
Les deux premiers jours, on travailla en silence. Le troisième, on se parla un peu. Le quatrième, on rit franchement. Le cinquième on se tutoyait. Il restait cinq demi-journées à Clotilde pour mener à bien le projet qu’elle s’était mis en tête d’aider Mlle Fauchelevent, désormais en confiance, à devenir une femme.
En véritable pédagogue établissant le degré de connaissance préalable de son élève avant de déterminer le contenu de l’enseignement à lui transmettre et la manière de le faire, la fille du médecin le vérifia : ce que sa nouvelle amie savait des réalités de la vie se résumait à fort peu de choses ; ce qu’elle savait des mystères de l’amour ne se résumait pas, elle n’en connaissait rien… sinon qu’elle aimait. La grande adolescente n’avait jamais eu de mère pour lui expliquer certaines étapes du développement féminin. Son éducation en matière de sexualité se bornait à la longue liste d’interdits qu’on lui avait inculqués au couvent, associée à quelques règles d’hygiène élémentaires transmises sans nuances ni délicatesse par les religieuses. Son savoir en l’art d’être une demoiselle propre et coquette ne tenait qu’à sa seule volonté d’être à son meilleur en société et de paraitre désirable aux yeux de celui qu’elle aimait. Sans question, le père ne lui refusait jamais les produits et les effets qu’elle lui réclamait. Le reste, elle le devait à son intuition d’enfant intelligente et cette aptitude spontanée qu’ont les toutes jeunes filles que la nature a faites jolies d’entretenir le jardin intime de leur beauté.
Clotilde connaissait suffisamment Marius, ce qu’elle devinait de son âme et ce qu’elle savait de son corps, pour affirmer sans le moindre doute qu’il arrivait au mariage aussi vierge et dénué de connaissances en pratique amoureuse que sa fiancée. Au début des soins qu’elle lui prodiguait, c’est un être exsangue et sans vigueur aucune qu’elle curait de ses déjections, assainissait, nettoyait. Peu avant qu’il pût s’acquitter seul de son hygiène, elle avait eu loisir de constater que le sang circulait à nouveau sans contrainte et généreusement dans le bas de ce jeune corps. Agissant bien souvent comme petite mère à l’éducation de ses deux frères, Clotilde était familière avec nombre de réalités vécues par les adolescents mâles à l’éveil de leur sensualité. Ce sont des sujets dont elle avait eu l’occasion de discuter entre têtes froides avec son père qui lui avait donné la base scientifique nécessaire à la compréhension de telles manifestations de masculinité. Marius lui semblait à cet égard fort fringant et doté de dispositions assez remarquables en termes de chaleur de tempérament et de rigidité phallique. Gardienne vigilante de son chevet, elle avait constaté, depuis le retour de la blondinette dans la vie du ressuscité, de fréquentes pollutions nocturnes tachant le lit qu’il abandonnait le matin pour s’étendre sur son fauteuil. Avant que la femme de chambre ne s’en mêlât, elle roulait tous les jours ses draps, souillés ou non, pour les confier, en boule, à la blanchisseuse, une routine prise du temps où le blessé saignait abondamment.
De telles manifestations de vitalité n’étonnaient guère et ne scandalisaient surtout pas la quasi-thérapeute, qui observait ces épanchements d’un œil médical sans la moindre intention curieuse ni le plus petit souci de moralité. Elle n’y voyait avec satisfaction que preuves du bon rétablissement de l’ancien moribond. Sa préoccupation tenait au constat que personne n’aurait expliqué à ce jeune et vigoureux mâle comment agir avec pondération et empathie quand Mlle Fauchelevent devenue Mme Pontmercy s’offrirait à lui en cette nuit promise de février. Fallait-il craindre qu’il en fût ainsi ? Cette femme que l’amour des hommes n’intéressait pas le redoutait.
Comment aborder la discussion avec le tendron ? Clotilde se résolut à tenter d’être directe, quitte à paraitre un peu grivoise, amenant de plus en plus fréquemment la conversation entre elles sur cette nuit de noces qui s’en venait. Il faut ainsi parfois toucher au cru et au vulgaire pour rejoindre la vérité là où elle sa cache sous le voile de la pudeur et les dissimulations de la gêne. Heureusement, Cosette, que Clotilde n’appellerait jamais que par son vrai prénom d’Euphrasie, allait montrer une disponibilité d’écoute sans faille, une bonne humeur naturelle et cette candeur qui fait qu’on ne cherche pas à voir le mal là où il n’est pas. D’autres eussent pu en profiter, pas Clotilde. Qu’elle éprouvât ou non une inclination réelle pour la jeune fille, son visage, autant que son corps, ne l’éloigneraient pas du but qu’elle s’était fixé et dont elle avait pris son médecin de père à témoin : faire en sorte que la première nuit d’amour de ses protégés fût une réussite.
— Dis donc, Mademoiselle, l’attaqua-t-elle abruptement au sixième jour de leurs travaux communs en dégageant l’ourlet d’un drap de percale d’une blancheur éclatante, sais-tu qu’un linge comme celui-ci ne sortirait pas aussi blanc et immaculé au lendemain d’une nuit de noces ?
— Que me chantes-tu là ? Un drap ne se salit pas en une nuit, tout de même, de répondre la gamine interloquée.
— Quand on y dort, certainement pas. Quand on y fait des polissonneries entre amoureux, il en va autrement…
Cosette rougit d’un coup, baissa la tête et parut tout entière s’absorber dans ses travaux de déchiquetage en se retenant de sourire. Mais Clotilde vit bien que sa nouvelle amie avait peine à dissimuler son bonheur et sa hâte en entrevoyant cette nuit qui la ferait femme. Bientôt Cosette, rêveuse, se mit à fredonner. La fille du médecin se réjouit devant la bonne humeur de la donzelle, mais, l’air moqueur, coupa vite sa chansonnette. Il lui fallait aller plus loin, franchir de nouvelles étapes avec elle.
— Tu as bon goût, Euphrasie. Il n’est pas si vilain ton Marius. Un peu abîmé d’une épaule et d’un flanc, mais bien rafistolé par mon père, il peut prétendre se situer plus haut que la moyenne des damoiseaux de son âge. Il a joli visage, son front est haut et intelligent, son menton rond et ferme, sa taille bien faite. Certes un beau garçon.
Clotilde fit une pause et regarda Cosette dans les yeux avec cette espèce de sourire entendu que se font les femmes d’expérience entre elles en parlant avec ironie des hommes qui leur font la cour.
— Et le reste ? me diras-tu, le reste de son corps, j’entends ? … eh bien, le reste ne dépare pas. Ton petit mâle est agréable à regarder de quelque côté et à quelque hauteur de son individu que l’on porte son attention sur lui. Et crois-moi, je sais ce dont je parle. Mille fois je l’ai vu tout nu ton gentil baron et je peux te garantir qu’il présente toutes les caractéristiques d’un spécimen masculin assez bien représentatif de son genre. Il te fera de beaux enfants.
Cosette en laissa tomber son ouvrage, non plus seulement rouge, mais écarlate. Les deux mains ballantes de chaque côté des genoux, la mine affolée, ses yeux semblaient chercher comme une issue qui lui permettrait de disparaitre. Elle n’osait pas lever le regard sur la grande femme devant elle qui guettait ses réactions. Et puis d’un coup la gamine affolée rompit cette tension et, laissant libre cours à l’envie qui la submergeait, éclata d’un rire si fort et incontrôlable qu’elle en pleura presque aussitôt. Elle eût été longue à reprendre son allure ordinaire, si Clotilde lui en avait laissé le temps. Mais à cette première étape de sa sensibilisation, la grande voulait marquer plus fort son avantage sur la petite et les emmener plus loin sur la voie de son initiation au savoir amoureux.
— Tiens, je me doute fort, reprit-elle, que toi tu ne l’as jamais vu sans vêtements, ton amoureux, n’est-ce pas ? Ton père n’est pas ce genre de chaperon dont on peut détourner l’attention pour un instant de petit plaisir défendu. Et puis on est chaste et sage lorsque l’on est pucelle et fière de sa pudeur comme tu l’es. Sais-tu seulement, Euphrasie, comment sont faits les garçons ? As-tu idée, dis-moi, de ce que c’est que de perdre sa virginité sous l’emprise d’un homme quand on est innocente comme tu l’es ?
— Ma foi, non, souffla Cosette, après un long silence.
La réponse lui avait coûté cher tant elle n’aurait jamais voulu qu’on lui posât de telles questions. De nouveau atrocement gênée, désorientée, elle ne savait comment poursuivre ni quelle attitude afficher. Sa nouvelle amie l’agressait mais en même temps elle sentait que la fille du médecin qui avait contribué à sauver son fiancé ne lui voulait pas de mal, qu’elle avait quelque but en tête en la provoquant de la sorte et que l’ingénue qu’elle était, qu’importât la manière, avait à apprendre en abordant ce genre de discussion avec une femme plus aguerrie qu’elle. La chance de parler du corps de Marius qu’elle allait découvrir et d’évoquer son propre pucelage dont elle ignorait jusqu’à la réalité physique avait pour ce jeune cœur candide des attraits évidents. Mais tout cela venait bien vite. Elle avait peur de paraitre stupide en avouant sa totale inexpérience des réalités les plus triviales de la vie. Depuis que Jean Valjean l’avait arrachée aux Thénardier, son enfance avait été choyée, couvée derrière les murs des religieuses, puis protégée par la large carrure de son père adoptif et son obstination à lui faire une vie simple à l’abri de toute question. Ses larmes de rire de tantôt se changèrent bientôt en vrais pleurs silencieux lui secouant les épaules.
— Excuse-moi, Clotilde. Je ne suis qu’une enfant ignorante, chuchota-t-elle, mine basse, yeux baissés, n’osant toujours pas les lever sur son bourreau.
— C’est un état dont on guérit, ma jolie, s’esclaffa Clotilde. Ne pleure pas, va. À partir de demain, nous allons nous occuper de toi. Allons, fais-moi un sourire. La vie est belle, Euphrasie, et tu vas être heureuse si tu m’écoutes un tout petit peu. Donne-moi la main. Me fais-tu confiance ?
Comme un arc-en-ciel illuminant un horizon neigeux, un sourire apparut sur le doux visage soudain pali de Cosette. D’un geste d’enfant, elle attira la main de Clotilde pour la baiser avec effusion et laissa un instant tomber sa tête sur l’accueillante épaule amie. L’instant d’après, les deux jeunes femmes déchiraient avec conviction un nouveau drap tendu entre elles.
Le lendemain, septième jour du calendrier stratégique de Clotilde, les amies ne commencèrent leur après-midi de travail sur la charpie du docteur qu’après avoir feuilleté, épaule contre épaule, des livres de médecine et des planches de dessins du corps humain empruntés au bureau du maître des lieux. La grande expliquait, la petite écoutait avec une attention de première de classe. Il faisait chaud, les joues des deux jeunes femmes s’enflammaient, leurs yeux brillaient. Cosette consultait avec voracité tout ce qui lui était présenté, posait de bonnes questions, apprenait de toute évidence avec cette vivacité d’esprit qui séduisait son initiatrice en anatomie. Elle vit à quoi ressemblait un hymen et apprit que le sien se romprait à la première pénétration de Marius et que ce dépucelage pourrait être douloureux s’il était perpétré de façon rude ou bâclée. Du sang souillait fréquemment le lit de défloration d’une vierge. Cosette saisit a posteriori l’allusion au drap de la veille sous le sourire complice et approbateur de Clotilde, qui jugea bon de piocher dans cette terre fertile et d’aller plus loin dans l’ensemencement qu’elle y faisait d’informations nouvelles. Une première étape théorique franchie, elle décida de vulgariser un peu son enseignement et choisit d’y aller crument.
— À voir ces images, à lire ces explications, s’enquit-elle, vas-tu retenir quelques enseignements à mettre en pratique à l’heure de baiser avec Marius ?
— « Baiser » Marius ? s’étonna Cosette.
— Je ne te parle pas ici d’embrasser ton mari, Euphrasie, mais de faire l’amour avec lui.
— Je vois, répondit fort sérieusement la jeune fille. Oh oui, je le crois, poursuivit-elle avec conviction et naïveté, après un instant de réflexion. Je veux tellement le rendre heureux.
— Pour cela, il faudra que toi aussi tu le sois.
— Je le sois ?…
— Heureuse. Comprends-tu mieux maintenant la complémentarité voulue par la nature entre le corps de deux amants ?
— Les dessins de ton papa sont explicites.
— As-tu réalisé ce qui se passe chez l’homme au moment où son organe génital change d’apparence et de volume ?
— Oui, je le pense : le sang qui le gonfle, le prépuce qui décalotte le gland et les pressions qui font jaillir la semence.
— Eh bien ma foi, te voilà beaucoup plus savante. Une autre fois, tiens demain, nous étudierons ces phénomènes sous un angle plus ludique. As-tu aimé ta leçon ?
— Vous êtes un genre de professeur comme je n’en avais jamais connu jusqu’ici, Mademoiselle Clotilde Desruisseaux, s’esclaffa Cosette avec un sourire à fondre de la glace. On avait omis jusqu’ici de me mettre au fait du fonctionnement de ces mystérieux organes du corps humain. Je suis fort aise d’en savoir plus mais aussi… toute chose.
— Que veux-tu dire, « toute chose » ?
— Oh, ce n’est rien…
— Allons, dis-moi ! Tu te sens échauffée, n’est-ce pas ?
— Je ne sais que te répondre. Est-ce de l’échauffement ? Je sens plutôt, je ne sais pas si je fais bien de te le confier, de l’humidité entre mes jambes…
— Et c’est agréable, non ?
— Oui, souffla Cosette, le regard fuyant, ne sachant où se mettre, mais les sœurs nous ont prévenues que…
— Oublie ce que te racontaient les religieuses ! Ces femmes n’ont que Dieu pour amant et ne savent pas ce qu’elles affirment quand elles parlent des amours humaines.
— Mais c’est sale et indigne de se laisser aller ainsi. C’est comme faire pipi dans son lit. J’ai honte.
— Ma pauvre enfant. Il n’était que temps que nous parlions toi et moi et nous sommes loin d’en avoir fini avec cet apprentissage. Ton histoire devrait-elle être racontée un jour dans un roman que tu passerais pour une tourterelle jolie mais sans tête, une petite demoiselle godiche et précieuse, certainement pas un personnage dans lequel les lectrices aimeraient à se reconnaître. Tu n’es pas humide entre les jambes, Euphrasie Fauchelevent, tu « mouilles », m’entends-tu bien ? Tu mouilles. Il est des mots plus savants qui s’appliquent au phénomène, mais le terme « mouiller », pour cru qu’il soit, est celui qu’utilisent les amants quand le ventre féminin suinte de cyprine. Regarde au mot « cyprine » dans ce dictionnaire… Avec un « i » grec… Prends ton temps, j’attends… Là, comprends-tu qu’il ne s’agit pas de « pipi » ou de quelque manifestation du diable dans le vagin des jeunes filles coupables de vilaines pensées ? On n’est jamais coupable quand on aime.
— Eh bien soit, je mouille, avoua la gamine en pouffant de rire, et, pauvre de moi, plus tu me parles, plus je mouille. Ma culotte est inondée.
— Eh bien, sens-toi donc à l’aise. Détends-toi, desserre tes genoux, tu as l’air d’une sentinelle au garde-à-vous. Laisse-toi aller. Il n’y a que nous deux ici et tout ce que nous disons et faisons restera entre toi et moi, alors, sois confiante. Et puis tu n’es pas seule, sais-tu. Moi aussi à te voir ainsi t’ouvrir à la volupté je mouille, peut-être encore plus que toi et suis trempée comme une aiguière.
— Décidément tu es folle et je t’aime, s’esclaffa Cosette…
— Ne t’énerve pas, ma petite. Deux filles qui mouillent, la belle affaire ! Le monde ne s’arrêtera pas de tourner pour autant. Mais ce n’est pas le tout, il faut faire de la charpie pour mon père. Retournons à nos travaux et que je ne te voie surtout pas glisser une main sous ton jupon avant de toucher aux draps, vilaine enfant !
Le lendemain, Cosette, pour la première fois depuis plus de deux mois qu’elle rejoignait quotidiennement le chevet de Marius, parut moins marrie de le quitter à l’heure de retourner à la manufacture de charpie voisine. Clotilde l’y attendait avec un certain nombre de livres empruntés à l’enfer de la bibliothèque de son père dont le bon docteur n’interdisait plus l’accès à ses enfants depuis qu’ils avaient atteint l’âge adulte.
Trois livres et un recueil de gravures de grande taille occupaient toute une table devant laquelle Clotilde avait disposé leurs deux fauteuils côte à côte. Il y avait là L’histoire de Dom Bougre, portier des chartreux, Les épices de Vénus et Les aventures galantes de Jérôme, frère capucin. Il y avait surtout ce recueil surdimensionné où, sous une luxueuse reliure en demi-chagrin rose-orangé à coins, on avait regroupé des eaux-fortes d’un érotisme absolu dues à l’art remarquable d’un ami du grand-père du bon docteur. L’ouvrage fort rare, édité à quelques dizaines d’exemplaires à une époque où ce genre de création picturale pouvait mener son auteur droit au bûcher, avait à l’évidence retenu l’attention de nombre de lecteurs et présentait les signes d’une usure avancée. Des accrocs sur le bord de la jaquette damasquinée, des épidermures sur le cuir du dos à six nerfs, des déchirures au contreplat, des rousseurs sur le vélin d’Arches des pages, quelques taches douteuses sur les planches les plus pornographiques : le volume montrait les stigmates d’une longue et mouvementée histoire.
C’est par la consultation de cette publication d’envergure que Clotilde avait l’idée de commencer cette nouvelle étape de l’éducation sexuelle de sa jeune amie. Las, le professeur es-volupté devait changer d’approche à la huitième estampe. L’album en regroupait vingt dans un ordre présentant des scènes de plus en plus scabreuses. La pédagogue jugea que son élève, tout comme elle-même, affichait une excitation telle qu’il semblait risqué à maints égards qu’elles allassent plus loin dans leur minutieuse exploration conjointe de l’infernal recueil. Clotilde, qui connaissait parfaitement l’ensemble du contenu, en suspendit la découverte par Cosette juste avant les pages illustrant fellation et cunnilingus. On était passé alors de baisers coquins à baisers volcaniques, de savants déshabillages à des scènes de nudité d’une crudité époustouflante. On venait de se rassasier de manipulations génitales échangées entre partenaires délurés plus que bien disposés à la manœuvre quand la plus grande des deux jeunes femmes ferma brutalement le livre au nez de la plus petite, qui ne se priva pas de manifester une vive déception à cette censure autoritaire. « Nous y reviendrons plus tard ! » décréta Clotilde, intraitable. Elle connaissait la suite des scènes illustrées par l’artiste : de l’amour oral, des pénétrations dans toutes les positions imaginables, des copulations à quatre, à dix, des couples saphiques, d’autres sodomites : un alcool de plus en plus violent à chacune des pages tournées.
Cosette ne verrait jamais le vingtième tableau, le plus maculé du lot (les deux fils du bon docteur n’avaient jamais pu y résister). Il représentait un prêtre obèse à large tonsure, l’allure bon enfant, relevant sa soutane sur un phallus démesuré embouché par une religieuse au cul nu gamahuchée par une consœur aussi troussée qu’elle, la seconde sodomisée par un enfant de chœur dénudé comme un chérubin et bandé comme un âne. Estimant que cette débauche excessive n’était pas nécessaire à la formation de sa pupille, Clotilde avait dissimulé le dessin sacrilège sous un recto blanc tenu par des bandes de tissu sur le plat verso du recueil. Mais elle laisserait voir tout le reste à son élève – et pourquoi non ? – cela dit, palier par palier. Il faut une progression dans tout apprentissage.
La chaleur n’avait jamais été à ce point torride dans la petite pièce où vaquaient les deux amies. Clotilde décida de faire une pause dans son enseignement et de leur rafraichir les esprits en les remettant à l’effilochage de toile. Cosette, trop bien élevée, conciliante et respectueuse de son aînée pour ne point obéir, le fit, mais d’assez mauvaise grâce, avec une moue d’enfant gâtée privée de dessert. La contremaîtresse aux charpies nota le manque d’entrain tout aussi bien que l’écartement des genoux de son ouvrière démontrant sa bonne compréhension des instructions reçues la veille. Le professeur se priva cette fois de tout commentaire, sentant la nécessité de laisser tomber un peu de pression dans le corps de son élève. Mais comment ne pas voir les regards désespérés que la jeune fille ne cessait de diriger vers la table aux livres démoniaques ?
Enfin, à la moitié de l’après-midi, Clotilde opta pour une pause de charpie propice à la reprise de la séance d’initiation du jour. Cosette se précipita sitôt sur le plus grand des cinq volumes, mais une voix impérieuse l’arrêta dans son geste. « Non, Euphrasie ! Cette fois nous lisons, ou, plutôt, TU lis. Crois-moi, tu vas voir, c’est tout aussi instructif et amusant. Dans chacun des trois volumes devant toi, tu noteras des signets marquant certaines pages. Je les ai disposés à ton intention. Va, je t’écoute ! » Précautionneuse, Clotilde avait sélectionné des passages assez plaisants, exposant en leur moindre détail des scènes, que nous oserons qualifier ici de « classiques », mettant en situation deux amants consentants et parvenant ensemble, harmonieusement, sainement, à échanger des audaces et des caresses efficaces les menant au plaisir partagé. Tout cela, bien sûr, décrit de façon provocante, salée, licencieuse, exhaustive, ce genre littéraire ne se souciant guère de mesure ou d’hypocrite pruderie. La jeune lectrice rosit, rougit, blanchit, toussota, se racla la gorge, se tortilla du dos, dandina du séant et… lut, devant son amie les yeux fermés, impassible, ne manifestant aucune réaction aux plus obscènes des prouesses érotiques narrées.
Une demi-heure plus tard, on déchiquetait à nouveau du drap. La petite semblait dans un tel état d’excitation, fébrile, maladroite avec ses ciseaux, renâclant à la moindre difficulté que lui donnait son ouvrage, que son initiatrice jugea bon de laisser de nouveau s’éteindre ses feux intérieurs sans les entretenir de commentaires ou de questions sur ce que la néophyte retenait de ses lectures. Elle attendit le soir, au coup de sonnette de Monsieur Fauchelevent, pour laisser l’apprentie feuilleter, forcément rapidement, les dernières pages du grand recueil de gravures. Cosette, calmée mais curieuse, le fit sans hâte, avec attention, comme s’il se fût agi d’un recueil d’images d’Épinal célébrant l’Empereur, ses maréchaux, ses armées et ses victoires. Sans rien dire en refermant le grand livre, elle soupira et sourit timidement à son ainée comme pour la remercier de cette occasion qu’elle lui avait donnée d’entrer dans un monde totalement inconnu. L’instant d’après, elle s’en allait, pensive, interdite et la fille du médecin douta soudain d’avoir bien fait. Le sourire contrit de son Euphrasie autant que son long soupir difficile à interpréter rendaient son initiatrice dubitative et mal à l’aise.
Clotilde Desruisseaux fut longue ce soir-là à s’endormir, craignant d’avoir été trop directe et brutale avec son disciple mis en contact sans grande préparation aux réalités toutes crues du stupre et aux délices de la débauche. Et si l’enfant s’ouvrait à son ténébreux père et lui contait ce à quoi depuis deux jours elle occupait une partie de ses après-midi ? Et si elle ne devait plus revenir ?
Le lendemain, neuvième jour de formation, ces appréhensions disparurent à l’instant même où Cosette se présenta chez les Desruisseaux. Superbe d’entrain et de bonne humeur, son manteau à peine enlevé, la jeune fille sauta au cou de sa grande amie qu’elle embrassa de deux grosses bises sonores.
— Dis-moi, que fait-on aujourd’hui ? l’attaqua-t-elle, l’air un brin déçu devant la table vide qui accueillait des livres les deux jours précédents et la pile de draps encombrant tout un coin de la chambre.
— De la charpie, ma jolie !
— C’est tout ? de minauder la gamine.
— Certainement ! Mais cela ne nous empêchera pas de parler toutes les deux. D’abord, rassure-moi, n’as-tu pas été trop perturbée par ce que tu as lu et vu hier dans les livres de mon père ?
— Perturbée ? Je ne sais pas trop, d’y aller la petite avec son sourire le plus charmant et le regard en coin… Mais, euh… j’ai mouillé toute la nuit.
Rassurée, Clotilde éclata de rire. « À la bonne heure ! dit-elle. Mais tu sais, ce qui coule entre les cuisses d’une fille lui est tout à fait personnel et ne concerne qu’elle. Quand tu te trouves ainsi étonnée des messages intimes émis par ton corps, rien ne t’oblige à en alerter tout le monde. Allons, au travail ! » ordonna-t-elle et les deux filles s’installèrent devant leur ouvrage.
— Mais tu n’es pas « tout le monde », de protester la plus jeune en attrapant le drap du haut de la pile. Toi, tu es mon amie.
— Ce n’est pas forcément une raison pour me claironner que tu mouilles chaque fois que tu mouilles.
— Mais tu m’as bien dit que c’était normal d’avoir de telles réactions, que ce n’était point pécher que d’y trouver du plaisir…
— Et je le maintiens, ma chérie. Voilà du reste quelque chose dont je veux que tu comprennes bien l’utilité. Ce n’est pas pour rien qu’une femme doit lubrifier son vagin. Aujourd’hui, nous allons parler de ta nuit de noces. Eh bien, la première des choses à te mettre en tête est bien simple : quand tu vas te retrouver seule avec Marius dans votre chambre, tu devras être réceptive, disposée, préparée à le laisser pénétrer dans ton ventre. Pour cela, il te faudra…
— Mouiller ? Cosette avait à son tour pouffé d’un rire franc et contagieux. Eh bien là, autant que je t’arrête tout de suite ! Si tu as peur que je ne mouille pas avec Marius, ne te fais plus aucun souci. À peine ai-je son beau visage en tête que c’est le déluge dans mes dessous. Tu sauras que je dois changer de culotte à chaque fois que je le vois et ce n’est pas d’hier. Je le croisais au Luxembourg il y a plus de deux ans de cela que c’était déjà la même chose. La différence aujourd’hui, et cela grâce à toi, c’est que je comprends mieux pourquoi j’ai les poils dans le beurre fondu quand je pense à lui.
— C’est un début, concéda Clotilde sans se retenir de sourire à la verdeur spontanée de la jeune fille. J’ai une question délicate à te poser, Euphrasie. Ne me réponds que si tu le veux. T’es-tu déjà masturbée ?
— Pardon ?
— T’arrive-t-il de te toucher, jouer avec ton sexe, le tripoter jusqu’à connaître l’orgasme et…
— Les sœurs nous défendaient…
— Ah non ! Ne me parle plus d’elles ou je me fâche pour de bon ! rugit Clotilde, la coupant à son tour.
— Eh bien non, enfin pas vraiment. J’ai parfois de drôle de sensations à ma toilette, mais je me garde intacte pour Marius. Je l’attends depuis toujours et je veux qu’il ait tout de moi, lui et lui seul. Et d’abord, qu’est-ce que l’orgasme ?
La fille du médecin expliqua longuement, savamment, référant aux livres de médecine consultés deux jours plus tôt. Cosette écoutait, sérieuse, concentrée, attentive, posait des questions, réfléchissait, en voulait savoir plus, toujours plus. Le fantôme de Fantine rôdait dans cette chambre, écoutant, approuvant et bénissant cette femme qui savait parler à son enfant chérie, comme on ne lui avait jamais parlé à elle du temps de sa culpabilisante découverte du plaisir. « Tu vois, conclut Clotilde, il faudra que Marius joue sa part dans ce jeu, qu’il soit aimant, patient, empressé avec toi pour te préparer à le bien recevoir. Le plaisir est un droit absolu pour une femme, beaucoup trop d’hommes l’ignorent. »
— Marius sera parfait, réagit violemment la petite. Il m’aime.
— On peut aimer et être imparfait, maladroit, mademoiselle ! Mais sois tranquille, nous ne prendrons pas de risque. J’ai l’assurance que Marius sera comme nous souhaitons toi et moi qu’il soit.
— Que veux-tu dire ?
— Que c’est toi qui vas diriger vos ébats et qu’il va te laisser faire. Plus tard, vous agirez bien comme vous le voudrez, mais pour cette première nuit de vos amours, il convient qu’il en soit ainsi.
— Moi, je veux bien essayer, mais qui te dit qu’il me laissera le guider sur le chemin du plaisir ?
— Mon père !
— Hein !
— Tu sais comment Marius respecte son médecin et lui obéit. Mon père va lui parler. C’est une affaire entendue entre lui et moi. Je t’explique quoi faire et le docteur ordonne à Marius de se laisser entièrement dominer par toi.
— Mais pourquoi cet intérêt de vous deux pour nous ?
— Mon père a ses raisons. C’est un très bon docteur, il aime ce demi-mourant qu’il a remis sur pieds. Il se félicite de l’avoir sauvé et veut le voir agir avec prudence pour ne pas compromettre son rétablissement. Tu sais, encore maintenant il craint de trop fortes émotions pour son blessé, et des émotions, on en vit dans une nuit de noces. Moi, c’est autre chose. C’est toi qui m’intéresses depuis le premier jour où je t’ai vue au chevet de Marius. Tu me rappelles quelqu’un qui n’est plus aujourd’hui et je veux de tout mon cœur que tout aille bien pour toi dans l’aventure que tu vas vivre à cette première nuit d’amour.
— Qui est mort ?
— Que vas-tu chercher là, personne n’est mort…
— Tu as dit que quelqu’un n’est plus et tes yeux brillaient quand tu l’as dit comme si tu te retenais pour ne pas pleurer ?
— Mais non ! Tu ne m’as pas comprise !
— Je veux savoir, Clotilde !
— Allons, oublie cela, je n’ai pas envie d’en parler.
— À qui je te fais penser ?
La grande femme se leva vivement et quittant la table où elles travaillaient s’en alla porter des pansements dans un coin reculé de la pièce où les filles entassaient le résultat de leur ouvrage. Quand elle se retourna, la gamine à l’œil interrogatif capta son regard et ne le lâcha plus. Clotilde soupira en se rasseyant. « À moi il y a longtemps, finit-elle par concéder du ton revêche de quelqu’un qui n’aime pas être poussé dans ses retranchements. Et s’il te plait maintenant passons à autre chose. »
C’était mal connaître Cosette que de penser qu’elle en resterait là. La petite posa devant elle draps et ciseaux et prit les mains de son amie. « Allons, raconte ! » Et la grande de finir par se confier : son viol à dix-sept ans par un ami de son père beaucoup plus âgé qu’elle et qui disait l’aimer, la douleur, des complications médicales tant l’assaut avait été violent, une enquête où elle ne parvint pas à faire admettre la culpabilité de son bourreau, l’absence de procès du coupable, un personnage très important, l’impossible oubli. Depuis, elle n’aimait plus, enfin n’aimait plus les hommes… « Tu comprends maintenant, soupira-t-elle, pourquoi j’ai pu toucher le corps de ton Marius de toutes les façons imaginables, sans que jamais j’aie ressenti le moindre désir pour lui. »
— Tu n’aimes donc personne ? s’étonna la candide enfant.
— Je peux bien te le dire, aujourd’hui quand je crois aimer, ce qui n’est pas fréquent, je constate que ce sont les femmes qui m’attirent. Oh, assurément pas toutes et très loin de là, mais certaines…
Clotilde fit cet aveu d’une voix tranquille, sans la moindre émotion, penchée sur son travail, articulant difficilement les mots en tirant un fil avec ses dents. Quand le fil fut coupé avec des ciseaux elle redressa le buste et découvrit avec surprise Cosette bouche bée, sans voix et des larmes coulant silencieusement sur les joues.
— …
— Eh bien qu’as-tu, Euphrasie ? Je n’ai rien dit là de triste.
— Je suis tellement heureuse depuis ces dernières semaines et j’ai tant de chance aujourd’hui dans ma vie qu’on dirait que le malheur des autres me fait encore plus mal. Il faut être malheureuse, non, pour renoncer à l’amour d’un homme et s’aimer entre femmes, ce qui est un péché…
— Que me chantes-tu là, petite sotte ? Où donc es-tu allée chercher cette niaiserie d’histoire de péché !
— Les religieuses fouettaient celles d’entre nous qu’elles prenaient à dormir ensemble…
— Ne t’ai-je pas déjà dit que je ne voulais plus que tu nous casses les oreilles avec tes radotages de bonnes sœurs ! s’emporta la fille du médecin. Sors de ton couvent d’arriérées, fillette ! Aucun geste n’est grave quand il est posé par amour. Dieu, s’Il existe, a forcément voulu que l’homme et la femme cherchassent le bonheur sur terre. Se dénuder face à celle ou celui que l’on aime, l’embrasser, le toucher, le prendre, se donner, faire tout ce que l’on a envie de lui faire et qu’il accepte, tout cela, c’est de l’amour. Et l’amour, c’est la vie, la seule justification de notre présence sur terre ! Il faut aimer !
Clotilde s’était emportée malgré elle, comme elle ne le faisait plus depuis longtemps. Elle parut d’un coup embarrassée par cet excès d’éloquence, navrée par l’expression de tristesse empathique affichée en réponse par le visage de la petite qui essuyait ses larmes du poignet en reniflant son chagrin. « Bon ! reprit la grande avec un signe de la main comme lorsque l’on chasse une mouche importune à ses oreilles, revenons à nos moutons, parlons de choses plus amusantes et voyons voir ce plan pour ta nuit de noces ? »
— Attends, d’abord, dis-moi. Il faut que je te demande quelque chose, Clotilde, m’aimerais-tu si je n’étais pas à Marius ?
La question prit totalement par surprise sa destinataire qui ne répondit pas à l’instinct, mais prit le temps de réfléchir à sa réplique. Cherchant le regard de la jeune fille, elle se surprit de la trouver à ce point bouleversée, attendant sa réponse avec une anxiété dont Clotilde s’expliquait mal l’intensité. « Oui, articula-t-elle doucement comme on parle à un enfant, oui, je t’aime et plus que tu ne le sauras jamais. Tu es ma petite sœur et je t’ai reconnue comme telle au premier jour où je t’ai vue courir au chevet de Marius. Mais je n’attends rien de toi, comprends-tu, Euphrasie ? Aimer, c’est vouloir le bonheur de l’autre. T’aimer, pour moi, c’est te vouloir heureuse. Et je te connais suffisamment pour savoir que jamais tu n’atteindras ton plein épanouissement autrement qu’avec ton Marius. C’est pour cela, vois-tu, que j’entends que vous réussissiez tous deux votre nuit de noces, pour que cet amour dure et vous comble tous les deux. Allez, oublie-moi maintenant, ou plutôt écoute-moi ! Sois joyeuse ! Quitte-moi tout de suite cet air triste et ouvre tes oreilles. Ce que nous avons à décider maintenant, Mademoiselle Fauchelevent, est de la toute première importance ! »
Et Clotilde y alla d’un autre grand rire communicatif. Deux heures plus tard, au départ de la gamine, une véritable stratégie d’attaque amoureuse en six étapes était entendue entre les deux comparses.
Après d’intenses discussions – nudité totale, robe de chambre, chemise de nuit, dessous affriolants ? – les filles décidèrent que Cosette, cette nuit-là, se présenterait à Marius au sortir de son cabinet de toilette entourée d’une grande serviette lui couvrant tout le corps. Il faudrait des chandelles sur les deux tables de nuit de la chambre et la mariée viendrait dans leur lueur laisser tomber le drap de bain devant la couche nuptiale.
— Et, une fois nue, tu ne te précipites surtout pas dans le lit, ma jolie. Il faut être avare de sa nudité, ne la réserver qu’à ceux que l’on est sûr d’aimer et juste à eux. Mais quand on l’offre, il faut la mettre en valeur et ne rien craindre à s’exhiber. C’est le plus beau cadeau que tu puisses faire, présente-le à son mieux. De toute ta vie il n’y en aura peut-être qu’un qui te verra ainsi, alors montre-toi, montre-toi tout entière à lui : devant, derrière, les seins dans tes mains comme une offrande, ton pubis, tes fesses, tout, et tu prends ton temps, et tu regardes droit, sans honte, ton Marius tandis qu’il te contemple. Cet instant est magique entre deux amants. Des mois, des années, qu’il rêve de ce moment ton petit baron. Rien de plus beau pour deux amoureux que de se montrer l’un à l’autre dans ce qu’on a de plus personnel, de plus sacré, de plus secret : sa nudité. S’exhiber nue pour une femme demande plus d’amour que de s’abandonner. Découvrir est plus émouvant pour l’âme d’un amoureux que posséder. C’est le plaisir le plus suave, le plus rare, le plus grisant que de voir pour la première fois le corps de l’être aimé avant d’en disposer.
Jamais Clotilde n’avait été plus désireuse de se bien faire comprendre par la toute jeune femme, jamais elle n’avait été plus convaincante. Jamais Cosette n’avait été plus attentive en écoutant son amie. Rêveuse, concentrée dans son écoute, elle opina de la tête. Elle avait bien saisi le message.
— Deuxième étape : tu pousses du pied la serviette sous le lit et tu t’approches de Marius. Tu ne t’assois pas encore, non, tu soulèves le drap qui le recouvre. À ton tour de vivre ce moment délicieux de la vue de ce corps qui va désormais t’appartenir. À toi de t’adapter à la situation. Sera-t-il nu, en chemise de nuit ou quelque linge ou culotte légère couvrant ses parties génitales ? Qu’importe, à toi de le déshabiller s’il ne l’est pas et surtout prends tout ton temps à le faire. La hâte est ennemie du plaisir amoureux.
— Mais oserai-je ?
— Tu l’aimes, tu ne veux que le rendre heureux, tout ce que tu feras te sera facile et naturel. Qui d’autre que toi pourrait le mieux dévêtir en ménageant ses blessures ? Il délirera d’amour en te voyant t’y prendre à ta façon, avec un mélange à toi de tendresse, de fougue, d’hésitation et de délicatesse.
— J’essaierai. Promis.
— Troisième étape : on se couche et on s’embrasse. Attention, Marius doit impérativement rester sur le dos. C’est essentiel pour la suite du programme. C’est toi qui mènes, alors, mon Euphrasie, tu prends les choses en main, et quand je dis « les choses », tu sais ce que j’entends. Tu te saisis de son phallus d’une menotte caressante, alerte et énergique et tu lui fais venir ses premiers épanchements.
— Mais s’il n’est pas en état… euh… d’érection ?
— Comment veux-tu qu’il ne bande pas ? C’est « bander » qu’il te faut apprendre à dire, laisse « érection » aux livres de médecine. Avec le spectacle que tu lui offres, le traitement que tu lui administres, n’aies crainte, il ne te décevra pas.
— Mais saurais-je le bien… euh… ?
— Le « branler » ? C’est le mot qui convient ici. Ne te fais aucun souci à cet égard. Prends-le comme tu prendrais un cierge ou une canne dans ta main. Quelque mouvement que tu fasses ensuite, ce sera le bon. Ne sois pas brutale, c’est tout. Ce que tu fais, tu le fais avec amour. Aucun garçon ne résiste à telle marque d’intérêt portée à cette partie de sa personne.
— Es-tu bien sûre qu’il me laissera faire ?
— Domine-le en l’embrassant à pleine bouche. Oh non, crois-moi, il ne te résistera pas. Pourquoi le ferait-il alors que tu vas l’amener où il rêve d’arriver avec toi depuis qu’il t’aime ? Et puis n’oublie pas que mon père lui aura intimé l’ordre de t’obéir. Agis d’instinct sans application particulière. Profite du moment. Ne pense qu’à votre jouissance à tous les deux.
La première éjaculation, à l’évaluation de la fille du médecin qui connaissait les aptitudes du marié, ne devrait guère prendre que quelques secondes. Nécessité pour la manipulatrice d’être adroite en prenant garde de diriger le tempétueux jaillissement qui viendra sur le ventre du bandeur, plus facile à essuyer que les draps de sa couche. Ce bref mais nécessaire nettoyage devrait suivre immédiatement la giclée le justifiant, de préciser doctement Clotilde en engageant Cosette à ne pas oublier la présence de la serviette de bain judicieusement glissée un peu plus tôt sous le sommier.
La quatrième étape du programme à l’étude n’allait être arrêtée qu’au terme d’intenses palabres entre les deux conspiratrices. Fallait-il ou non faire jouir une seconde fois le marié hors du ventre de sa novice épouse avant de le laisser pénétrer le vierge vagin ? L’avis de Clotilde qui redoutait la vigueur du jeune mâle et souhaitait que son phallus perdît un peu de son arrogance avant la défloration finit par faire consensus. Bientôt convaincue, Cosette pencha pour une fellation, un autre tout nouveau mot dans son vocabulaire. Clotilde (qui ne manqua pas d’informer la néophyte que les mots « pipe », voire « bonne pipe » pour être moins « pompeux4 », semblaient tout à fait appropriés dans les circonstances) opta plutôt pour un échange de bons procédés exigeant de Cosette qu’elle présentât son intimité aux lèvres de Marius tandis qu’elle accueillerait son membre en bouche.
— Mais il va me trouver débauchée… euh, cochonne, non ?
— Veux-tu bien te taire ! Je t’ai dit que mon père l’aura avisé de devoir t’obéir en tout cette nuit-là et de ne s’étonner rien. Marius, qui en sait bien moins que tu en connais désormais sur les choses de l’amour, suivra les injonctions du médecin à qui il doit la vie. Crois-moi, il ne devrait guère renâcler à tes audaces, d’autant qu’il doit y avoir des tourments beaucoup plus désagréables pour un garçon de son âge et de son tempérament que de goûter au bijou d’une pucelle irrigué comme tu m’as dit que le tien pouvait l’être.
— Crois-tu qu’ainsi je jouirai moi aussi ?
— Je te le souhaite et n’en doute guère. Tout dépendra du talent naturel de Marius et du plaisir qu’il trouvera à folâtrer du museau dans tes parties secrètes. Pour cette première fois, n’exige rien, laisse-le agir, se familiariser avec ta peau, tes parfums intimes, l’ensemble de ton paysage caché. Plus tard, dans de telles positions, tu lui expliqueras du mieux que tu le pourras comment il devra s’y prendre pour te faire bien jouir.
— C’est bien beau tout cela, mais, j’y reviens, oserai-je ?
— J’en suis certaine, rien qu’à te voir remuer du derrière sur ta chaise en m’écoutant. Tu seras prête, souriante, entreprenante et convaincante et ton révolutionnaire amoché vivra les plus belles minutes de sa vie grâce à toi, ma belle, bénissant le ciel et tous ses saints de l’avoir laissé survivre à sa barricade…
Les deux filles éclatèrent de rire et poursuivirent longuement l’élaboration de leur stratégie amoureuse, comme si elles planifiaient l’itinéraire et les relais d’une longue chevauchée d’amies dans une campagne à découvrir. La cinquième étape serait la décisive, celle que les comploteuses qualifièrent de « l’adieu au pucelage ». Cosette, à l’aboutissement de la fellation, avalerait le foutre de son mari. Au sourcil levé de la gamine, Clotilde l’avait assurée qu’il s’agissait là d’un breuvage plutôt insipide et sans aucune contre-indication médicale. Sans lui donner grand temps de reprendre son souffle, la mariée s’assoirait sur le ventre mâle, les cuisses de chaque côté des flancs de Marius. « Et attention à ses blessures, hein ! De rugir la fille du médecin. « Tu t’installes à califourchon sur lui comme sur un cheval, l’entrejambe bien écarté et tu présentes ta figue devant sa banane. » Rire nerveux de Cosette, les joues en feu. « Alors, ma fille, de poursuivre la chef conspiratrice, alors ce sera le temps ou jamais de mouiller comme une fontaine et je te fais désormais confiance à cet égard. Tu auras assez attendu ce moment. Si le membre n’a pas repris toute sa vigueur, s’il n’est pas rigide à ton souhait, tu le flattes de la menotte et tu attends le bon moment. Dès qu’il te semble mûr, tu fais glisser le gland, seulement le gland, pour commencer, à l’entrée de tes grandes lèvres. Là, tu te redresses du buste sur ton Marius, tu laisses tes beaux petits seins s’agiter devant son nez, tu prends ses deux mains dans les tiennes et tu cherches son regard. Tes yeux soudés aux siens, tu te prépares à vivre le moment le plus rare de ta vie : tu descends lentement sur son pieu et le fais pénétrer en toi jusqu’à ce que vos poils pubiens se mélangent. Ton hymen va céder, n’y pense même pas. Je ferais volontiers le pari avec toi que tu ne sentiras rien, sauf le bonheur de tenir serrée la chair vive de ton homme en toi. Le reste t’appartient. Bouge ou ne bouge pas, couche-toi la poitrine sur son torse ou reste en cavalière dressée sur son bassin, va au trot ou au galop, embrasse-le sur la bouche, les aisselles, le front ou dans le cou, la seule importance à ce temps de votre nuit sera pour toi de jouir, Euphrasie, et de le bien faire.
— Mon Dieu, quel programme ! Et ce n’est pas encore fini selon toi ? Tu as parlé de six étapes…
— Six, dix, cent, mille ? Là, je t’abandonne. La sixième étape, c’est le reste de votre nuit. Improvisez. Euphrasie, on peut tout se faire entre amants lorsque l’on s’aime comme vous vous aimez Marius et toi. Désormais, ce qui se passera entre toi et lui, ce soir-là et les milliers d’autres nuits que vous partagerez, n’appartiendra qu’à vous. Une seule règle, être heureux, ne jamais se trouver en situation de regretter, oser, être attentif au plaisir de l’autre… Tout cela revient à dire la même chose : aimez-vous. »
Au dixième jour, tout ayant été dit de ce que Clotilde voulait faire entendre à son élève, restait aux deux amies… d’autres tissus à réduire en charpie et en bandes pour pansements. Les jeunes femmes travaillèrent obstinément en parlant de tout et de rien, mais plus de sujets sexuels. Clotilde se sentait un peu triste à l’idée de voir s’achever cette dizaine de jours passés avec Cosette. La fiancée de Marius, avec l’insouciance de son âge et l’euphorie la gagnant à l’approche de son mariage, semblait ne pas s’en apercevoir. Dans une légère robe rose largement échancrée sur sa poitrine déjà fort bien formée, elle affichait une mine joyeuse presque délurée, de l’aisance dans les mouvements, de l’ironie dans le regard, de la provocation dans les sourires.
À découdre, déchiqueter, déchirer, mettre en pièces du linge, les deux efficaces couturières finirent par travailler le dernier drap de l’imposante pile qu’elles avaient attaquée dix jours plus tôt. Et vint, un peu tôt dans la soirée, le temps des adieux. Monsieur Fauchelevent ne se présenterait pas avant une heure, mais Clotilde, un peu dépitée, vit Cosette se lever comme si elle fût pressée de s’en aller. « Eh bien, lui dit son pygmalion, merci Euphrasie. Ce fut un plaisir de t’avoir eue avec moi toutes ces après-midi et ton travail nous aura été vraiment précieux, mon père ne manquera pas de le souligner au tien. »
— Bien contente que j’aie pu vous aider. Mais tu ne peux savoir à quel point je suis surtout heureuse d’avoir eu le bonheur de te connaitre et de t’écouter, Clotilde. Je me sens tellement moins godiche et empotée depuis que tu m’as ouvert l’esprit.
— Tant mieux si j’ai pu t’aider. J’ai parfois eu peur de t’effaroucher, de te choquer, petite sœur.
— J’aime quand tu me traites de sœur. Cela me grandit. Je me sens une meilleure femme. J’aurais aimé être plus pour toi.
— Tais-toi, va…
— C’est que je t’aime, tu sais.
— Tout est bien comme ça. Dis-moi, la petite, tu n’attends pas que Monsieur Fauchelevent vienne te chercher pour partir ?
— Mais qui t’a dit que je m’en allais, la grande ?
Clotilde restait assise devant Cosette debout. La plus jeune, un large sourire espiègle gagnant tout son visage, attrapa les deux dernières bandes qu’elle venait de déchirer. « À mon tour de te dire quoi faire, ma chère. Cette fois c’est moi qui décide et qui commande. Toi, tu te fermes les yeux et tu ne dis plus rien ! Nous sommes-nous bien comprises ! Non, non, je ne veux plus vous entendre mademoiselle ! » Et son sourire mua en un rire en cascade.
Décontenancée, la fille du médecin sentit que son amie lui bandait les yeux. Elle imagina un instant qu’elle lui lierait aussi les poignets avec la seconde bande mais il n’en fut rien. Il y eut un long silence à peine troublé de bruits furtifs d’étoffe. « Voilà, dit bientôt la voix fébrile et résolue de la femme-enfant. Tu peux maintenant ôter ton bandeau Clotilde Desruisseaux et me regarder. »
Quand Clotilde la revit, la splendide adolescente, debout, lui tournait le dos, la seconde bande de drap sur ses propres yeux, entièrement nue, posant sans artifice avec la grâce et l’aisance qu’un peintre de la Renaissance eût données à la Belle Hélène. Merveilleusement faite, elle se tenait devant une longue psyché presque aussi grande qu’elle, renvoyant son image de jeune reine. Le teint rosé d’une peau d’abricot, les longues jambes galbées, les fesses haut perchées, la taille faite au moule, (les hanches pleines), quelques poils dorés sous les aisselles et entre les deux cuisses légèrement ouvertes : elle illuminait la chambre de sa fraîche et totale beauté. Un sourire narquois sur ce que l’on voyait de son visage, elle s’offrait, à la fois délurée et pensive avec un mélange de générosité et d’impertinence parfaitement irrésistible.
- « Mais pourquoi ? », finit par murmurer Clotilde, gênée, inquiète, abasourdie sous le charme.
— Parce que tu m’aimes et que rien n’est mal entre deux personnes qui s’aiment, tu me l’as dit…
— Mais Euphrasie…
— Chut. Tu te tais. Tu as le droit de me voir toute nue. Je veux que tu me prennes des yeux. Tu comprends, je le veux ! Souviens-toi : « Il faut savoir offrir sa nudité à ceux que l’on aime et juste à eux. »
— Tu es folle…
— « De toute ta vie », m’as-tu dit encore, « il n’y en aura peut-être qu’un qui te verra ainsi. » Eh bien non, tu le constates, il y en aura deux et seulement deux : Marius et toi.
— Et si jolie…
— Et maintenant, dis-moi ce que je dois faire. Vos désirs sont des ordres, madame. Je ferai tout ce que tu voudras, Clotilde.
La jeune femme aux cheveux courts resta assise, sans bouger, des larmes ourlant ses grands yeux noirs. C’est d’une voix rauque et hachée qu’elle finit par répondre, comme malgré elle : « Ne t’approche pas ! Garde ton bandeau ! Mais, s’il te plait, tourne-toi… Oui, comme ça… Tu es trop belle, Euphrasie. »
Une quinzaine de jours plus tard, Clotilde Desruisseaux, en compagnie de son père et de ses frères, participait au grand banquet de noces organisé chez les Gillenormand. D’excellente humeur, sereine, amusée des pensées qui lui venaient en songeant à la nuit à venir des deux amoureux, elle sourit quand elle vit, vers la fin du repas, le baron Marius Pontmercy et Euphrasie Fauchelevent, désormais dame Pontmercy, se lever en catimini et, se tenant par la main, elle derrière lui, entreprendre comme deux gracieux farfadets de quitter discrètement la grande salle de banquet.
Un coup de coude et un clin d’œil complice à son voisin de père et Clotilde, très en beauté ce soir-là dans une longue robe du même bleu céleste que les yeux de Cosette, ne quitta plus du regard les époux filant sans demander leur reste ni saluer personne. Le docteur Desruisseaux reprit bien vite sa conversation d’initiés avec ses deux fils. Seule Clotilde, concentrée, visage de sphinx, suivit des yeux les jeunes gens dans leur retraite furtive. Quand les deux furent assez loin et qu’ils lui tournèrent le dos, elle se leva lentement.
Plus d’une centaine de convives festoyaient cette nuit de carnaval dans la vaste demeure de la rue des Filles du Calvaire. Le vin coulait à profusion, les verres tintaient, des enfants couraient entre les tables, grondés par les mamans. Une armée de serviteurs en livrée tournoyaient derrière les chaises. Un orchestre de chambre que l’on entendait à peine sous les conversations enjouées des invités jouait en sourdine. La trogne rubiconde, le bonhomme Gillenormand chantait à tue-tête une bluette polissonne, dont ses voisins de table reprenaient le couplet en frappant dans leurs mains. Clotilde avait noté l’absence singulière du père de la mariée. Lui, le rugueux et intimidant vieillard, eût certainement noté le départ du couple, aussi furtif fut-il, alors que là, personne ne sembla porter attention aux deux ombres s’éloignant en rasant les murs.
Pas plus que l’on ne remarqua qu’une grande femme en bleu s’était levée à sa table, l’œil lointain, inattentive à ce qui se passait près d’elle.
Bientôt, à l’autre bout de la salle, Marius, sautillant avec l’agilité d’un passeur de muraille, ouvrit une petite porte à moitié dérobée à la vue par une longue tenture de velours pourpre derrière laquelle il eut tôt fait de s’esquiver. Au moment de disparaître à son tour, la mariée s’arrêta, figée dans sa course, sa main qui venait de lâcher celle de son mari suspendue en l’air, le dos à la salle, gracieuse silhouette blanche sur la draperie purpurine.
Clotilde qui ne l’avait pas quittée du regard esquissa un sourire de Joconde. La salle de banquet ne fut plus durant un instant qu’un fond de scène figé entre les deux amies debout, seules et lumineuses, aux deux côtés de ce tableau de foule que l’on eût dit peint par Brueghel l’Ancien. Le brouhaha parut s’estomper, les gestes de tous semblèrent se pétrifier comme si la mécanique céleste s’arrêtait pour un temps de mouvoir l’univers chez les Gillenormand : Cosette, visage lumineux, radieux, sourire confiant, s’était retournée. Ses yeux bleu azur plongèrent dans les yeux noirs d’aimant de Clotilde.
Ce moment volé à l’éternité ne dura que le temps d’une œillade. On rit, on but et l’on chanta à nouveau autour de la fille du bon docteur qui se rassit dans l’indifférence générale.
Revenue vivement dans la lumière, la main de Marius avait happé celle de Cosette qui disparut dans la nuit.
1Certains ont émis l’hypothèse que Jean Valjean pût être homosexuel, amoureux refoulé de Marius après avoir été l’amant d’une nuit du curé Myriel et peut-être le violeur du Petit Gervais. Nous n’entrerons pas dans ce débat. Puceau ou gai, le résultat ici est le même : Jean Valjean eût étéun très mauvais conseilleren l’art pour une jeune fille de mener à bien sa nuit de noces. Lireà cet égard une analyse fort intrigante et parfaitement étayée de Pierre Gripari : La vie amoureuse de Jean Valjean(htttp ://culture-et-debats.over-blog.com/article-3572543.html).
2Page 426 de notre livre de référence, « Hugo –Les misérables 3» -LeLivre de poche.
3Le fait esttout à fait authentique, ce que n’estpas, dans notre pastiche, l’ajout des deux comparses de Bichat.
4NDLR–Gageons qu’ici notre Clotilde aura souri !